Avril 2018. Par Cornelia Findeisen
Vous pensez que le 4.0 est un concept pour geeks qui ne vous concerne pas ? Vous avez tort. Vous trouvez que le concept est un peu flou et utilisé à toutes les sauces ? Vous avez raison.
Petit essai pour tenter d’y voir plus clair.
La notion de 4.0 ne désigne pas une nouvelle suite logicielle ni la version la plus récente du web. Le terme est simplement employé pour désigner la 4ème révolution industrielle, avec un clin d’œil aux évolutions phénoménales de l’Internet auxquelles cette révolution est liée.
Ainsi nous entendons généralement parler d’industrie 4.0 et d’usine du futur. Ces deux approches à elles seules ne suffisent pourtant pas à englober les transformations sociétales qui sont à la fois moteur et conséquence des grandes révolutions industrielles.
D’autant que cette 4ème révolution industrielle, qui a déjà commencé, mais qui n’en est qu’à ses prémices, s’accompagne vraisemblablement non pas d’une évolution, mais bien d’une révolution sociétale et sociale qui s’annonce aussi profonde que rapide.
Toute révolution industrielle est liée à un saut technique ou technologique. Ainsi, si la 1ère révolution industrielle est indissociable de l’invention de la machine à vapeur, la 2ème vient avec l’avènement de l’électricité. La troisième révolution, encore récente, est liée à l’essor des technologies de l’information. La quatrième révolution quant à elle, s’appuie sur l’évolution de ces technologies, qui, d’outils d’information et le communication, deviennent des systèmes d’interconnexion, d’interaction et de partage.
Rappelons-nous les débuts de l’Internet : le web 1.0, ou web «originel », permettait juste de lire et de transmettre des informations via des sites web non interactifs.
Avec le web 2.0, ses sites devenus interactifs et surtout ses réseaux sociaux, nous accédions à la notion de partage et d’interaction virtuels massifiés et instantanés. Avec les réseaux sociaux, une profonde révolution des usages, et donc des liens et pratiques sociaux et sociétaux a débuté. Elle a à maintes égards précédée, voire provoquée la révolution industrielle et économique à l’œuvre.
Le web 3.0, qui correspond au stade actuel de l’évolution des technologies du web, permet non seulement d’interconnecter et faire interagir les personnes, mais également les objets, et même d’hybrider ces connexions et interactions : humains avec humains, objets avec objets, objets avec humains et vice-versa. On parle d’ IoT : «Internet of Things ».
Le 4.0 est quant à lui non pas un autre stade d’évolution du web mais désigne la révolution d’un système économique et sociétal tout entier, permis par l’ensemble des prouesses techniques et technologiques qui l’ont précédés, dont le web 2.0 et le web 3.0.
L’industrie 4.0 n’est ainsi pas la transformation vers la digitalisation, mais la transformation orientée usagers et usages par l’interconnexion des acteurs et des outils (voire des objets) qui s’appuie sur la digitalisation.
Il s’agit de repenser l’offre et les processus de conception, de production et de diffusion des produits et services par l’interconnexion, l’intégration et l’hybridation des acteurs et des outils et par une individualisation maximale des produits et services fournis, articulant l’offre au plus près des besoins de chacun.
Cette approche innovante, voire disruptive permet aussi de faire converger l’amélioration et l’augmentation de l’offre avec la réduction des coûts.
Elle va de pair avec l’exploitation et la maximisation des potentiels offerts par l’automatisation et la digitalisation.
Les notions de numérisation, digitalisation et plateformisation sont indissociables de la révolution 4.0
Elles sont souvent utilisées de façon indifférenciée et leur acception fait débat. Si l’académie française indique qu’entre les termes «digitalisation» et «numérisation» il faut privilégier le dernier, de nombreux acteurs de la nouvelle économie préfèrent désormais les distinguer. Il est ainsi proposé de les aborder comme suit :
Le numérique : concerne la technologie, la machine, le processus, l’organisation. On se place avec ce terme dans la perspective du producteur-fournisseur-professionnel.
Le digital : concerne le produit, le service, l’expérience. On se place ici dans la perspective de l’usager-client.
Quant à la plateforme ou la plateformisation, elle concerne aussi bien le versant numérique que digital. C’est l’outil pivot de la nouvelle économie qui permet d’interconnecter, d’hybrider et de disrupter.
La plateformisation est à l’origine du modèle économique d’UBER. C’est pourquoi le terme d’ubérisation est souvent employé comme synonyme de plateformisation.
L’avènement d’une nouvelle ère
1 - L’interconnexion des acteurs
Comme souligné précédemment, la révolution 4.0, si elle est bien engagée, n’en est qu’à ses débuts.
Les transformations déjà à l’œuvre s’appuient pour l’instant très majoritairement sur les technologies 2.0 et donc sur l’interconnexion des acteurs.
Ces évolutions ne révolutionnent pas encore l’industrie productive mais certainement l’économie des services. Elles ont ainsi déjà permis l’émergence de nouveaux modèles économiques qui disruptent des secteurs entiers. L’exemple le plus emblématique en est Uber, mais c’est toute une économie collaborative qui a pu émerger. Pour n’en regarder que quelques exemples on peut citer les BlaBlaCar, AirBnB, les sites d’échanges de maison, d’entraide et les plateformes de crowdfunding et crowdsourcing.
A l’origine de ces nouveaux services et modèles économiques on ne trouve pas les entreprises mais les hommes et leurs usages des technologies 2.0 (applications et réseaux sociaux, de partage). Les entreprises se sont simplement saisies de ces nouvelles tendances, avec plus ou moins de réactivité.
2 - L’interconnexion des acteurs et des objets
Les transformations s’appuyant sur les technologies 3.0 et sur l’internet des objets sont pour l’instant moins développées mais devraient prendre un essor considérable dans les années à venir.
Elles concernent davantage l’industrie et donc la fabrication de biens. C’est la fameuse usine du futur qui est connectée avec ses fournisseurs, leurs objets, tout autant qu’avec ses clients et ses produits, et ce tout au long de leur cycle de vie.
Il s’agira peut être moins d’une révolution des «business models » mais d’une accélération spectaculaire des processus d’optimisation avec des impacts sociétaux inédits.
Il est ainsi permis de dire que les évolutions des usages et des dynamiques sociétales et celles de l’économie des services sont en avance par rapport à l’économie productive. Mais toutes ces transformations sont déjà engagées et s’accélèrent de façon spectaculaire.
Les impacts de ce changement systémique majeur sur notre vie quotidienne seront probablement plus importants que ceux des révolutions industrielles précédentes.
Pour illustrer le degré d’engagement de la révolution 4.0, arrêtons-nous sur quelques exemples concrets de la nouvelle économie et les nouveaux usages qu’elle sous-tend.
Considérons tout d’abord les plateformes de type «marketplace » qui raflent des parts de marchés impressionnants aux commerces «physiques», hypermarchés ou commerces de proximité. La disruption qu’elles portent ne vient pas tant du mode de commercialisation dématérialisé, mais du fait qu’elles offrent l’interconnexion de clients et vendeurs multiples et hybrides : partculiers, entreprises, neuf, occasion, gros, détail ...
Les principaux acteurs en sont Amazon, E-Bay et Alibaba, leader mondial quasiment inconnu en France, et même Facebook s’y met.
Sans stocks ni entrepôts, leurs charges et risques sont réduites au minimum et ils maximisent la génération de valeur par le temps qu’on y passe : en effet les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple) génèrent plus de valeur par ce temps passé - et donc les données qu’on y laisse - que par les achats qu’on y réalise. Selon certaines estimations nous passons près de 55% de notre temps éveillé sur une interface des GAFA - et y laissons autant d’empreintes de nos usages, intérêts et habitudes... et donc des données à haute valeur marchande.
Passons aux acteurs de l’économie du partage, l’économie collaborative. Un exemple fort illustratif en est WAZE, application GPS gratuite qui s’appuie entièrement sur le partage des données des ses utilisateurs qui remontent en temps réel l’état de la circulation, les options alternatives et même la mise à jour des données cartographiques. Ici ce sont également les données et empreintes laissées par les usagers collaboratifs qui permettent de générer de la valeur et constituent la base du modèle économique : elles permettent de pousser des publicités ultra-customizées, au plus près des habitudes, modes de vie et de la géolocatisation instantanée de chaque usager.
Dans la catégorie «disrupteurs de filière », citons AirBnB, Uber et EatWith qui introduisent des nouveaux acteurs - les particuliers - dans le panel des offreurs et challengent ainsi les secteurs historiques de l’hôtellerie, des transports et de la restauration. Sans oublier les plateformes d’échanges de maison, dont la plus disruptive, GuestToGuest, permet l’échange non réciproque par la génération d’une monnaie virtuelle interne, les GuestPoints, et donc d’un système d’échange, voire d’une économie parallèle particulièrement élaborés. Une révolution en soi !
Au delà de l’émergence de nouveaux modèles, l’approche 4.0 et les technologies notamment du web 3.0 permettent également d’accélérer les modèles qui les ont précédés mais qui avaient du mal à diffuser faute d’outils et de technologies adéquates.
L’économie de la fonctionnalité, dont le concept repose sur une économie des usages et non de la propriété (acheter 4000 cycles de lavages au lieu d’une machine à laver, acheter 150 000 kilomètres en Peugeot 3008 et non la voiture), peut trouver dans les outils de plateformisation et dans l’essor de l’internet des objets de formidables accélérateurs.
Ainsi l’ère du 4.0 peut constituer une contribution essentielle à une nouvelle économie plus responsable, plus sobre et écologique, par l’émergence d’usines qui se consacrent davantage à la maintenance qu’à la production. Avec pour effet la disparition du phénomène d’obsolescence programmée et la responsabilisation des acheteurs et offreurs quant aux «coûts d’usage».
L’usine du futur existe déjà. Elle permet, grâce à l’internet des objets, une optimisation des ressources et des processus et donc une production plus sobre, à la fois plus économique et écologique. Prenons l’exemple d’une usine automobile. Celle de demain sera connectée aux voitures qu’elle aura produites et saura en temps réel détecter les usures ou défaillances apparues lors du cycle d’usage. Elle commandera de façon automatisée et autonome les matériaux et pièces dont elle aura besoin de la part des sous-traitants. Elle déclenchera ensuite la fabrication des pièces de rechange et avertira le client/ usager de leur disponibilité. Elle proposera enfin un RV de réparation-maintenance dans l’agenda électronique du client. En acceptant ce RV, le client déclenchera la réservation d’un véhicule de prêt qui sera disponible dans l’usine le jour de la maintenance.
Le supermarché de demain sera quant à lui connecté à votre frigo et connaîtra vos habitudes d’achat (et de vie !). Face à la baisse du niveau de certains aliments, il vous proposera de vous en réapprovisionner et s’occupera de la livraison à votre domicile selon vos habitudes. Il y joindra, avec votre accord, des aliments nouveaux, choisis pour soutenir votre nouveau régime, car il est interconnecté avec votre appli «bien-être et forme». Interconnecté également avec votre agenda, et ayant enregistré les profils de l’ensemble des membres de votre famille, il vous proposera quelques jours plus tard une liste de courses spéciale «fête d’anniversaire de Rose», votre fille qui fêtera bientôt ses 8 ans.
Vous l’aurez compris, votre vie sera encore plus instantanée et potentiellement allégée des tâches répétitives, supposées à «faible valeur ajoutée humaine». Le défi pour chacun résidera alors dans la manière d’arbitrer entre ce que l’on souhaite déléguer à la machine, et les missions que l’on jugera relever de «l’humain. » Le curseur risque d’être fort différent d’un individu à l’autre.
De nouvelles perspectives à court et moyen terme s’ouvrent aujourd’hui avec la technologie blockchain et l’intelligence artificielle (IA)
La blockchain est la technologie sur laquelle se basent les bitcoins, monnaie aussi virtuelle qu’économiquement bien réelle.
Il s’agit d’une «chaîne de blocs de transactions», une sorte de livre de comptes, transparent, ouvert à tous, et inviolable. Elle est susceptible de révolutionner à elle seule l’économie de la plateformisation, car elle se passe de l’intermédiation et des «tiers de confiance». Elle pourrait donc faire disparaître des acteurs économiques aussi émergeants que puissants. Si elle permet l’essor d’une nouvelle économie plus démocratique et transparente, elle pose un problème majeur en termes de consommation énergétique. Son caractère infalsifiable et inviolable repose en effet sur un immense réseau de machines indépendantes (les «miners») qui contrôlent de façon partagée et instantanée chaque transaction. Cela suppose une consommation énergétique jugée déraisonnable par tous les experts. Un problème de taille qu’il s’agira de résoudre avant que la blockchain ne se déverse dans notre quotidien.
L’intelligence artificielle quant à elle n’est pas une technologie nouvelle. Déjà en 1956, Marvin Lee Minsky la décrivait comme «la construction de programmes informatiques qui s'adonnent à des tâches qui sont, pour l'instant, accomplies de façon plus satisfaisante par des êtres humains car elles demandent des processus mentaux de haut niveau tels que : l'apprentissage perceptuel, l'organisation de la mémoire et le raisonnement critique » .
L’essor des technologies 2.0 et 3.0, et les opportunités d’interconnexions hybrides et croisées lui donnent un coup d’accélérateur phénoménal. Elle permet aujourd’hui des raisonnements prédictifs qui peuvent dans certaines limites assister, voire se substituer aux humains, sans jamais réellement les remplacer.
On les rencontre ainsi dans les jeux de société, les diagnostics et pronostics financiers et médicaux. Plutôt que d’Intellience Artificielle on pourrait toutefois parler de Raisonnement Artificiel car il s’agit bien d’un raisonnement parfaitement logique qui se construit à partir de l’analyse croisée d’une multitude de données statistiques et contextuelles. La différence avec une intelligence «réelle», et donc humaine, repose essentiellement dans le fait que cette dernière ajoute à un raisonnement «factuel» des éléments émotionnels, des intentions et même des intuitions que le raisonnement artificiel ne peut reproduire, du moins à ce jour.
Il est permis de croire que la révolution 4.0 porte les potentiels d’un système plus économique, plus écologique, plus ergonomique, avec la production de services et de biens plus qualitatifs. L’économie collaborative et de partage, consubstantielle de l’ère 4.0, fait déjà émerger un fonctionnement sociétal plus interconnecté socialement et plus convivial.
Rien ne prédit en revanche que la nouvelle ère sera plus humaine et plus solidaire. Les technologies de l’ère 4.0 en sont en effet ni les garants, ni les freins.
Comme pour les techniques et technologies des précédentes révolutions industrielles, ces nouveaux outils économiques et sociétaux peuvent être autant d’opportunités de progrès que de recul social et sociétal. Il s’agira d’être particulièrement vigilant quant aux bouleversements, déstructurations et fractures des paradigmes existants qu’ils produisent et produiront inévitablement.
La métamorphose de l’emploiLe monde du travail, et avec lui l’emploi, sera probablement le secteur qui accusera l’impact le plus visible et sensible de la révolution 4.0. Avec l’hyperperformance des processus et de la machine, le travail humain connaîtra une transformation spectaculaire.
Si le temps de travail risque d’être drastiquement réduit, la nature même du travail de l’homme pourrait évoluer vers la valorisation du facteur humain et des métiers du «lien ».
On pourrait assister à l’essor de tous les secteurs que la machine ne pourra convenablement gérer dans sa partie productrice ou créatrice : la culture, les loisirs, les fonctions stratégiques. Cet essor pourrait particulièrement profiter aux services à la personne. Avec toutefois un changement de modèle et des métiers considérable. Le nouveau jardinier labourera moins mais sera d’avantage paysagiste et conseil auprès de son client. Le nouveau postier n’apportera plus de lettres mais davantage de colis, de livres de médiathèques publiques, des formalités administratives à domicile ou tout simplement du lien social. Les nouveaux pharmaciens et banquiers devront repenser leur «valeur ajoutée» en investissent davantage la dimension d’accompagnement humain, de lien et conseil, tandis que la machine se chargera de l’analyse des données factuelles de santé ou de finances.
Si ces perspectives paraissent particulièrement optimistes elles ne doivent pas occulter les innombrables détresses individuelles qui pourront résulter de la disparition de milliers de métiers au profit de nouveaux métiers ou fonctions, aussi séduisants et valorisant soient-ils.
Notre système actuel de formation initiale et continue semble en effet peu ou pas adapté pour fournir aux actifs d’aujourd’hui et de demain les outils et l’agilité absolument indispensables pour évoluer sereinement dans un monde qui métamorphose, déconstruit et recompose en permanence les métiers, les missions et les organisations.
La concentration des besoins du travail humain dans des missions multidimensionnelles du lien social pourrait par ailleurs déboucher sur d’avantage d’emplois publics, quelque soit le statut de ces personnels. Mais on rencontrera ces agents moins dans les bureaux et davantage sur le terrain, en lien direct avec les concitoyens.
Les principaux pourvoyeurs de services publics de proximité et à la personne étant les collectivités et non l’Etat, elles seront en première ligne pour accompagner et anticiper les évolutions de l’ère 4.0. Elles fournissent les services publics qui façonnent le quotidien des Français, ces services-là qui sont les plus «plateformisables».
Plus servicielles qu’industrielles, les collectivités peuvent d’ores et déjà entamer leur mue en s’appuyant sur les technologies 2.0 qui sont à leur disposition. C’est pourquoi elles doivent de toute urgence se saisir de toutes les opportunités de modernisation et d’innovation. Le retard pris se fait déjà sentir. Il s’agit aujourd’hui de le rattraper et d’anticiper les besoins des citoyens de demain. Sans oublier que les collectivités peuvent se servir des outils et approches de l’ère 4.0 pour réussir enfin l’exigeante mais nécessaire équation du «faire plus avec moins».
Combiner hyper-performance technologique et économique avec hyper-performance humaine, sociale et environnementale, telle est la nouvelle ambition du Japon. Avec son plan stratégique «Society 5.0 », le pays entend résoudre des problématiques aussi majeures et diverses que la baisse du taux de natalité, la pollution, l’isolement social ou encore le vieillissement.
Une société parfaite, ou presque. Épisode à suivre.